jeudi 6 août 2009

VOYAGE AVEC MON PÈRE


Vers la fin de l’année 1969,[1] avant d’aller en France pour des études universitaires, j’ai quitté Rabat[2] et rejoint Agadir[3] où un jour, mon père qui partait à Tan Tan[4] pour rendre visite au responsable militaire de la garnison, m’a demandé de l’accompagner. Il avait sans doute senti que je n’y tenais pas[5] et avait souligné qu’il fallait toujours saisir toutes les occasions pour connaître son pays. Il a ajouté que parfois, les occasions ne se représentent pas.
À l’époque, je ne connaissais pas grand-chose aux relations internationales. Le Maroc[6] a été colonisé bien sûr, comme le reste de l’Afrique et d’autres territoires dans d’autres continents. Il a été, avec la participation des traîtres locaux à tous les niveaux, partagé entre des pays colonisateurs, principalement la France et l’Espagne.[7]
Avec ce qui a été appelé en 1956 « l’indépendance dans l’interdépendance », c’est un pays[8] meurtri, démembré, disloqué, souillé, livré à de nouveaux trafics en tous genres.
Des centaines de milliers de ses hommes, femmes et enfants ont été exterminés.
Partout des cendres de vies éteintes, calcinées.
Depuis longtemps déjà, les puissances internationales se partagent les interventions dans l’instauration, l’organisation, le fonctionnement et le remplacement des « États »[9] et de leurs employés locaux[10] tenus de servir les objectifs des employeurs qui, en échange, ne les privent pas de s’accaparer de ce qu’ils veulent dans les pays où ils sévissent, en violant les droits les plus élémentaires des populations.[11]
Les éléments de désagrégation et de destruction consolident leur règne. Le malaise s’étend. La cassure s’aggrave. Le déséquilibre se renforce. La mémoire continue de s’infecter.
En 1957, pour garder la région de Chnguite[12] ¨sous son contrôle, le colonialisme français, par l’opération dite Écouvillon, est intervenu aux côtés de l’armée espagnole pour lui permettre de continuer à occuper des territoires du Sud du Maroc : Tarfaya,[13] Ifni, Saguia Lhmra[14] et Oued DDahab[15]
Les territoires de Tarfaya et d’Ifni ont été évacués en 1958 et 1969. Après une « marche verte » en 1975, le colonialisme espagnol a annoncé son retrait[16] de Saguia Lhmra et d’Oued Addahab (Sahara dit Espagnol).[17]
Revenons au voyage.
Tan Tan[18] est à plus de 300 kilomètres au Sud d’Agadir. Un peu en retrait de la côte Atlantique. Nous sommes partis le matin. Pendant le trajet, mon père m’a certainement raconté beaucoup de choses.[19] Je ne me souviens de rien. Concernant la demeure du responsable militaire de la garnison, je me rappelle d’un salon et au milieu, une peau de panthère avec la tête de l’animal. Des soldats s’affairaient et s’occupaient de tout. Nous sommes restés deux jours je crois. Ai-je quitté la maison pour voir Tan Tan ? Je ne sais pas. Mon père et son hôte[20] l’ont-ils fait ? Je ne sais pas non plus. Ce dont je me souviens, c’est qu’ils ont passé beaucoup de temps à discuter. De quoi ? Mystère. Je n’étais pas convié à partager leurs échanges qui, en ma présence, prenaient une tournure banale. Mon père ne m’a jamais parlé des raisons de cette visite. Pourquoi j’y pense aujourd’hui ? Est-ce parce que je veux deviner ce que ce voyage « cachait » ? Est-ce parce que c’est le seul voyage que nous avons fait ensemble, mon père et moi ? Est-ce parce que je veux penser que mon père m’a, en fait, invité à faire le « voyage » vers lui ? Est-ce parce qu’il est possible que ce soit une tentative de sa part de faire le « voyage » vers moi ?[21]
Lorsque mon père était encore de ce monde, je n’ai jamais pensé à ce voyage.
Peu de temps après Tan Tan,[22] j’ai quitté le Maroc pour la France.[23]

BOUAZZA


[1] À quelques mois de mes vingt ans.
[2] Arribate (le « r » roulé).
[3] Le « r » roulé.
[4] Tane Tane.
[5] Il ne m’avait jamais demandé de faire ce genre de voyage avec lui.
[6] Mghrib (le « r » roulé).
[7] S’agissant de territoires, l’Espagne continue d’occuper des îles au Nord, ainsi que les villes de Sbta (Ceuta) et Mlilya (Melilla).
[8] Qui a connu, comme d’innombrables autres, la terreur, les horreurs, la tyrannie, le despotisme, le mépris, les manipulations, les supercheries et les impostures, bien avant le colonialisme, le néo-colonialisme et l’impérialo-sionisme.
[9] Des « États » qui s’y connaissent en crimes, en massacres, en tortures, en malversations, en cupidités, en perfidies, en pillages, en mensonges, en débauches, en vices, en perversités, en supercheries, en impostures et autres.
[10] Qui savent être serviles, oppresseurs, tyranniques, malfaisants, malsains, pervers, débauchés, sanguinaires, vendus, corrompus, imposteurs, traîtres.
[11] Mais les crimes, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, n’élimineront jamais la Résistance des croyants et des croyantes.
[12] Devenue « État » de Mauritanie, créé par la France en 1960, avec, bien entendu, des employés locaux en service commandé. À l’Est, le colonialisme français s’est emparé de territoires pour les rattacher à ce qui était appelé « département français d’Algérie » et jusqu’à aujourd’hui, les ingrédients qui font les affrontements insolubles ne manquent pas entre les « États » du Maroc et de l’Algérie, mis en place, avec des employés locaux évidemment, pour continuer à opprimer les populations et servir les objectifs des employeurs.
[13] Cap Juby.
[14] Assaqia alhamra (le « r » roulé), le Ruisseau Rouge, la Rigole Rouge.
[15] Ouad Addahab, la Rivière d’Or, le Fleuve d’Or.
[16] Une « République Sahraouie » a été proclamée, avec, bien sûr, des employés locaux, pour l’installation, un jour ou l’autre, d’un « État » sur ces territoires.
[17] Texte daté de 1992.
[18] Territoire faisant partie du début du Sahara.
[19] Il aimait parler.
[20] C’était un de nos voisins à Agadir où il revenait en général une fois par semaine pour passer un moment avec son épouse et leurs enfants qui ne vivaient pas avec lui à Tan Tan. Il est décédé dans un « accident » d’hélicoptère. Plus tard, un de mes frères a épousé sa fille. Ce mariage n’a pas duré.
[21] Nous n’étions pas à l’aise l’un avec l’autre.
[22] Ce qui n’était qu’une garnison militaire a beaucoup changé paraît-il, et Tan Tan est maintenant une « cité importante ».
[23] Où je suis installé aujourd’hui avec mon épouse et nos enfants.

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