dimanche 26 juillet 2009

ENFANCE


Le dernier tronçon de la route pour aller jusqu’à sa maison, est tout droit. Long peut-être d’un kilomètre, large, bien goudronné, des arbres des deux côtés, calme, très peu fréquenté par les véhicules et les piétons. Au bout, il faut prendre à gauche.[1] La maison est alors à une vingtaine de mètres. Ce tronçon du trajet qui va au quartier dit administratif de la bourgade de Khemisset,[2] conçu en retrait des indigènes,[3] dessert surtout les demeures de fonction pour « cadres » de l’occupation colonialiste française et les habitations des forces répressives locales dites « mkhaznia »,[4] à côté de la prison.[5]
Depuis « l’indépendance dans l’interdépendance », ce sont les « cadres » autochtones qui les habitent.
Ce tronçon de route fait partie de son quotidien. Il le connaît depuis de nombreux mois et l’emprunte en voiture. Il roule à peine plus vite qu’un marcheur du bled.[6] Sa manière de conduire est souvent citée en exemple. Son intégrité aussi.[7]
Un jour, en regagnant la maison pour déjeuner, il a aperçu, au milieu du tronçon de route, un carton à la hauteur duquel, assis sur le trottoir, deux enfants attendaient. Ils voulaient certainement voir comment le véhicule allait passer sur le carton. Il n’a jamais su pourquoi, mais il a décidé de l’éviter. Peut-être pour narguer les gamins. Participer à leur jeu dont il ne connaissait pas les règles, en ayant recours aux siennes qui allaient un peu désorganiser la donne. Il se sentait rajeunir et appréciait cet instant d’enfance.
En dépassant le carton, il a regardé dans le rétroviseur pour voir la réaction des deux petits.
Il a freiné net et a quitté le véhicule sans attendre. Un troisième enfant venait de sortir tranquillement du carton pour rejoindre les autres.
Les deux enfants assis sur le trottoir attendaient en fait qu’un véhicule écrase le carton afin de prouver au petit camarade qu’ils ont enfermés dedans, qu’il ne craignait rien pour sa sécurité. Ils avaient du mal à imaginer que le véhicule, en passant sur le carton ne pouvait pas ne pas écraser l’enfant qui était à l’intérieur, puisque le carton avait des rabats et qu’il était fermé. Ils ne comprenaient pas que le jeu pouvait prendre une tournure autre que celle imaginée par eux.
Lorsqu’il m’avait raconté cette histoire, il se demandait toujours comment il a été inspiré pour éviter le carton.



BOUAZZA

[1] En sens inverse, ce tronçon de route débouche sur la route Meknès (Mknas)-Rabat (Rbate, le « r » roulé), l’artère principale. En allant à gauche sur Meknès, il y a la petite forêt d’eucalyptus avec l’église (devenue bâtiment administratif avec « l’indépendance dans l’interdépendance »), et de l’autre côté de la route, l’établissement scolaire Mouça Ibn Noçayr (Mouça Ben Nouçaïr, le « r » roulé) dit école musulmane par le colonialisme, puis école primaire. Cet établissement est devenu collège, puis lycée.
[2] Lkhmiçate, en région Zmmour (Zemmour), le « r » roulé.
[3] Avec « l’indépendance dans l’interdépendance », l’apartheid n’a pas disparu, mais a pris d’autres formes.
[4] Pluriel de « mkhzni », du mot « mkhzn »qui, en langue Arabe signifie dépôt et qui au Maroc, désigne le pouvoir du sultan (du roi depuis le colonialisme et « l’indépendance dans l’interdépendance »). Les habitations des « mkhaznia » étaient constituées de huttes (noualate, nouayl. Singulier : nouala). Plus nombreuses, les forces répressives (mkhaznia) sont installées depuis des années maintenant, dans une caserne en dur, à l’entrée de la ville, du côté gauche de la route, en venant de Rabat.
[5] Lhbs.
[6] Blad (bilaad), pays.
[7] Rester intègre au Maroc, relève un peu du miracle.

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