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Le Créateur, Unique et Tout-Puissant, à travers le temps et l’espace, a chargé des Messagers et des Prophètes, depuis Adame[1] jusqu’à Mohammad[2], de nous transmettre la Révélation.
Ceux et celles qui veulent croire croient, et ceux et celles qui ne veulent pas croire ne croient pas.
Chaque être est libre et responsable de son choix, devant le Créateur.
Les êtres naissent croyants.[3]
Des changements interviennent tout au long de l’existence ici-bas.
Les uns, par exemple, gardent cette Croyance, les autres la perdent, et certains, selon des modalités différentes, des cheminements divers et des voies multiples y retournent.
Les témoignages sur ce retour ne manquent pas. Celui de Léopold Weiss en fait partie.
Léopold Weiss est né en 1900 en Europe centrale. Il a passé son enfance en Galicie orientale, à Lwow, territoire à l’époque rattaché à l’Autriche.
De famille aisée matériellement, son grand-père maternel était un banquier fortuné. Son père, avocat avait nourri l’ambition de devenir physicien, alors qu’on espérait le voir opter pour le rabbinat, comme d’autres membres de la famille, dont le grand-père paternel de Léopold Weiss. Celui-ci a bénéficié dans sa formation de cours assez poussés, relatifs au judaïsme et à l’hébreu.
Plus tard, il a choisi de s’appeler Muhammad Asad.[4]
En 1953-54, il a écrit «Le chemin de la Mecque» qui retrace – à travers ses déplacements en Europe et au Moyen-Orient, en Occident et en Orient dans les années vingt – les grandes lignes de son parcours durant ses trente deux premières années qui font partie de l’histoire de son retour[5] à la Croyance. «Le retour d’un cœur dans sa patrie».[6]
«Le passé ? En avais-je un ? J’avais vingt-deux ans…Mais ma génération – la génération née au début du siècle – avait vécu peut-être plus rapidement qu’aucune autre auparavant et pour moi c’était déjà comme si je regardais en arrière une longue étendue de temps. […]. Comment la société devrait-elle être faite pour que les hommes puissent vivre dans la justice et la plénitude ? Comment leurs relations devraient-elles être organisées pour que chacun puisse rompre sa solitude et parvenir à une vraie communion humaine ? Qu’est-ce que le bien ? Qu’est-ce que le mal ? Qu’est-ce que la destinée ? […]. Il y avait eu les cafés littéraires de Vienne et de Berlin, avec leurs interminables controverses sur la «forme», le «style», l’«expression», sur le sens de la liberté politique, sur la rencontre de l’homme et de la femme…
[…]. Elles avaient été bien étranges, ces premières années vingt en Europe centrale. L’atmosphère générale d’insécurité sociale et morale avait donné naissance à une sorte d’attente désespérée qui s’exprimait en expériences hardies dans les domaines de la musique, de la peinture et du théâtre, de même qu’en tâtonnements qui étaient souvent des recherches révolutionnaires dans la morphologie de la culture. Mais cet optimisme forcé s’accompagnait d’un vide spirituel et d’un relativisme vague et cynique né d’un pessimisme croissant concernant l’avenir de l’homme. […]. L’européen moyen, qu’il fut démocrate ou communiste, ouvrier manuel ou intellectuel, semblait ne connaître qu’une seule foi positive : le culte du progrès matériel avec la croyance qu’il ne saurait y avoir d’autre but dans la vie que de rendre celle-ci toujours plus facile, ou pour employer l’expression courante, «indépendante de la nature». […]. Le désir insatiable de pouvoir et de plaisir avait forcément conduit à la division de la société occidentale en groupes hostiles parfois armés jusqu’aux dents et déterminés à se détruire les uns les autres chaque fois que leurs intérêts respectifs entraient en conflit. […].
Au cours des années que j’ai passées au Moyen-Orient[7] […] je fus témoin des constants empiétements des européens sur la vie culturelle des musulmans et sur leur indépendance politique. Et chaque fois que des peuples musulmans ont essayé de se défendre contre ces empiétements, l’opinion publique européenne, prenant des airs d’innocence offensée, a qualifié leur résistance de «xénophobie». […].
Un monde en désarroi et en convulsion, tel était notre Occident. Massacres, destructions, violences sans précédent, conflits idéologiques, luttes acharnées pour imposer de nouveaux genres de vie, tels étaient les signes de ces temps. […]. De tous ces événements effrayants se dégagent cette vérité qu’en se concentrant sur le progrès matériel et technique, l’Occident ne pourrait jamais remédier par lui-même au chaos où il était plongé et le remplacer par un semblant d’ordre. […].
Tant d’opinions fausses sur l’Islam prévalaient en Occident.[8] Ces idées occidentales courantes pouvaient êtres résumées ainsi : Le déclin des musulmans est dû principalement à l’Islam qui, loin d’être une idéologie religieuse comparable au christianisme et au judaïsme, est plutôt un mélange impur de fanatisme d’hommes du désert, de sensualité grossière, de superstition et d’un fatalisme muet empêchant ses adhérents de participer au progrès de l’humanité vers des formes sociales plus élevées ; au lieu de libérer l’esprit humain des chaînes de l’obscurantisme, l’Islam les a plutôt resserrées, en conséquence, plus vite les peuples musulmans seront émancipés des croyances et des règles sociales de l’Islam pour adopter le mode de vie de l’Occident, mieux cela vaudra pour eux-mêmes et pour le reste du monde…
Mes observations personnelles m’avaient maintenant persuadé que l’Occidental moyen se faisait de l’Islam une image extrêmement déformée. Ce que je lisais dans les pages du Coran[9] n’était pas une conception du monde «grossièrement matérialiste», mais au contraire une intense conscience de Dieu s’exprimant dans une acceptation rationnelle de toute la nature créée par Dieu ; c’était une synthèse harmonieuse de l’intellect et des besoins des sens, des impératifs spirituels et des nécessités sociales. Il me devenait évident que la décadence des musulmans n’était due à aucune insuffisance de l’Islam, mais bien plutôt à leur propre incapacité de le vivre pleinement.
En effet ce fut l’Islam qui conduisit les musulmans des premiers âges à d’extraordinaires sommets culturels en dirigeant toutes leurs énergies vers la pensée consciente en tant que seul moyen de comprendre la nature de la création de Dieu et, par là, Sa volonté. Aucune exigence ne leur avait été posée de croire en des dogmes de compréhension intellectuelle difficile ou même impossible […].
Durant toute la période créative de l’histoire musulmane […] la science et l’instruction n’avaient pas de plus grand défenseur que la civilisation musulmane elle-même et aucune partie plus sûre que les pays où dominait l’Islam. […].
Bref, l’Islam donna un développement énorme à des réalisations culturelles constituant l’une des pages les plus glorieuses de l’histoire de l’humanité. Et ce développement, il le donna en disant Oui à l’intellect et Non à l’obscurantisme, Oui à l’action et Non à la passivité, Oui à la vie et Non à l’ascétisme. […].
Ce ne furent pas les musulmans qui ont fait la grandeur de l’Islam ; c’est l’Islam qui a fait la grandeur des musulmans. Mais dès que leur foi devint routine et eut cessé d’être un programme de vie mis consciemment en pratique, l’élan créateur qui étayait leur civilisation déclina, laissant graduellement la place à l’indolence, à la stérilité et à la décadence culturelle. […].
Et plus je progressais dans la connaissance de l’Islam, plus se renouvelait la sensation qu’une vérité qui m’avait toujours été connue, sans que j’en sois conscient, se dévoilait graduellement et se confirmait. […].
Cependant, dans l’arrogance de leur aveuglement, les Occidentaux sont convaincus que c’est leur civilisation qui apportera la lumière et le bonheur au monde… […].
Elsa[10], comme moi, était de plus en plus impressionnée par la cohésion interne entre l’enseignement moral (du Coran) et ses directives pratiques. Dieu ne demandait pas à l’homme une servilité aveugle, mais faisait plutôt appel à son intellect. Il ne se tenait pas séparé de la destinée de l’homme, mais était plus proche de vous que votre veine jugulaire. […]. Je voyais devant moi quelque chose de pareil à une oeuvre architecturale parfaite avec tous ses éléments harmonieusement conçus de manière à se compléter et à se supporter l’un l’autre, sans rien de superflu ni rien de manquant ; c’était un équilibre et une homogénéité donnant le sentiment que tout, dans la perspective et dans les postulats de l’Islam, était à «sa place».
Il y a treize siècles, un homme se leva et dit :
“ Je ne suis qu’un mortel ; mais celui qui a crée l’univers m’a ordonné de vous transmettre Son message. Afin que vous puissiez vivre en harmonie avec le plan de Sa création, Il m’a enjoint de vous rappeler Son existence, Sa toute-puissance et Son omniscience, et de placer devant vous un programme de comportement. Si vous acceptez ce rappel et ce programme, suivez-moi. ” Ce fut l’essence de la mission prophétique de Muhammad.[11] […].
Un jour de septembre 1926, nous voyagions, Elsa et moi, dans le métro de Berlin. Nous étions dans un compartiment de première classe. Mon regard tomba par hasard sur un passager bien habillé vis-à-vis de moi, apparemment un homme d’affaires aisé, avec un beau porte-documents de cuir sur ses genoux et un gros diamant au doigt. Je songeais que la silhouette corpulente de cet homme correspondait bien à l’image de prospérité qui, à cette époque, était courante dans toute l’Europe centrale, prospérité d’autant plus ostensible qu’elle était venue après des années d’inflation durant lesquelles toute la vie économique avait été sens dessus dessous et les apparences de pauvreté s’étaient imposées partout. La plupart des gens étaient maintenant bien vêtus et bien nourris et le monsieur qui me faisait face ne constituait donc pas d’exception. Mais lorsque je regardai son visage, je n’eus pas l’impression de voir un homme heureux. Il paraissait non seulement soucieux, mais profondément malheureux, avec des yeux fixes et vides et les coins de la bouche tirés comme s’il souffrait, mais non d’une douleur physique. Ne voulant pas être impoli, je détachai mes yeux de lui et les portai sur une dame assez élégante occupant la place d’à côté. Elle aussi avait une expression étrangement malheureuse, comme si elle contemplait ou subissait quelque chose qui lui causait de la peine ; pourtant sa bouche était raidi dans le semblant durci d’un sourire qui, sans doute, devait lui être habituel. Alors je me suis mis à regarder tous les autres visages du compartiment, visages appartenant sans exception à des gens bien habillés et bien nourris : sur presque chacun d’entre eux, je pouvais discerner une expression de souffrance cachée, si cachée que la personne à qui appartenait le visage semblait en être consciente.
Cela était assurément étrange. Jamais auparavant je n’avais vu autant de visages malheureux autour de moi. Peut-être n’avais-je jamais auparavant regardé ce qui maintenant s’exprimait si nettement en eux ? En tout cas l’impression était si forte que j’en fis part à Elsa. Elle commença aussi à regarder autour d’elle avec des yeux attentifs de peintre habitué à étudier les traits humains. Puis, surprise, elle se tourna vers moi et dit :
“ Tu as raison. Ils ont tous l’air de souffrir les tourments de l’enfer…Je me demande s’ils savent eux-mêmes ce qui se passe en eux ? ”
Je savais bien que ce n’était pas le cas, sinon ils n’auraient pas continué à gaspiller leur vie comme ils le faisaient, sans foi dans aucune vérité qui les engage, sans but au-delà de leur désir d’accroître leur «niveau de vie», sans autre espoir que d’acquérir plus de possibilités matérielles, plus d’amusements et peut-être plus de pouvoir…
Rentré à la maison, je regardai par hasard mon bureau sur lequel était ouvert un exemplaire du Coran que j’avais lu avant de sortir. Machinalement je pris le livre pour le mettre de côté, mais, au moment où j’allais le fermer, mes yeux tombèrent sur la page ouverte devant moi et je lus :
Vous êtes obsédés par le désir de plus en plus, jusqu’à ce que vous descendiez dans vos tombes.
Non, mais vous en viendrez à savoir !
Non, si seulement vous saviez avec la connaissance certaine, vous verriez assurément dans quel enfer vous êtes.
Au temps venu, certes, vous le verrez avec l’œil de la certitude.
Et ce jour-là on vous demandera ce que vous avez fait du bienfait de la vie.
Je restai muet un instant. Je crois que le livre tremblait dans mes mains. Puis je le tendis à Elsa.
“ Lis cela. N’est-ce pas une réponse à ce que nous avons vu dans le métro ? ”
C’était une réponse, une réponse si décisive que toute hésitation soudain prit fin. Je savais maintenant, sans aucun doute, que je tenais entre mes mains un livre inspiré par Dieu. Car, bien qu’il eût été placé devant l’homme plus de treize siècles auparavant, il prévoyait clairement quelque chose qui n’avait pu se réaliser que dans notre époque compliquée, mécanisée et fantomatique.
De tout temps les hommes ont connu l’avidité ; mais à aucune époque avant celle-ci l’avidité n’avait dépassé le simple désir d’acquérir plus et n’était devenue une obsession qui troublait la vue de tout le reste : exigence irrésistible d’obtenir, de faire, d’inventer toujours plus, aujourd’hui plus qu’hier et demain plus qu’aujourd’hui. C’était un démon monté sur le cou des hommes et fouettant leurs cœurs pour leur faire atteindre des buts qui brillaient au loin en les narguant mais se dissolvaient dans le néant dès qu’ils étaient atteints ; pourtant la promesse de buts nouveaux se maintenait toujours, buts toujours plus brillants et plus tentants aussi longtemps qu’ils apparaissaient à l’horizon, mais réduits à s‘évanouir encore dans le néant dès qu’on parvenait à leur portée ; et cette faim insatiable de buts toujours nouveaux rongeait l’âme de l’homme : Non, si seulement vous saviez, vous verriez dans quel enfer vous êtes…
Cela, je le voyais, n’était pas simple sagesse humaine exprimée par quelqu’un ayant vécu il y a longtemps dans l’Arabie lointaine. Si sage qu’il ait pu être, un tel homme n’aurait pu par lui-même prévoir les tourments si particuliers à notre XXe siècle. Par le Coran s’exprime une voix plus grande[12] que la voix de Muhammad…[13]
Je repartis, […] accompagné d’Elsa […] pour le Moyen-Orient.[14]
Aucun musulman ne saurait nier que la Kaaba[15] avait existé longtemps avant le Prophète Muhammad[16] ; or sa signification réside précisément dans ce fait. Le Prophète[17] ne prétendait pas être le fondateur d’une religion nouvelle. Au contraire : l’abandon de soi-même à Dieu – Islam – a été, selon le Coran, «l’inclination naturelle de l’homme» depuis l’aurore de la conscience humaine. C’était cela qu’Abraham, Moïse, Jésus et tous les autres Prophètes[18] de Dieu avaient enseigné, le message du Coran n’étant que la dernière des Révélations divines. Un musulman ne saurait pas non plus nier que le sanctuaire avait été rempli d’idoles et de fétiches avant que Muhammad[19] les brisât, juste comme Moïse[20] avait brisé le veau d’or au Sinaï. Car, longtemps avant que les idoles fussent introduites dans la Kaaba, le vrai Dieu y avait été adoré et Muhammad[21] ne fit que de rendre le temple à sa destination première.
Les mouvements corporels du pèlerin autour (de la Kaaba) symbolisent l’activité humaine, signifiant que, non seulement nos pensées et sentiments – tout ce que comprend l’expression «vie intérieure» –, mais aussi notre vie extérieure et active, nos actions et efforts pratiques doivent avoir Dieu pour centre. […].
Je marchais et, à mesure que les minutes passaient, tout ce qui avait été petit et amer dans mon cœur me quittait et je devins partie d’un courant circulaire. Était-ce donc la signification de ce que nous faisions : devenir conscient que l’on est partie d’un mouvement sur une orbite ? Était-ce, peut-être la fin de toutes les confusions ? Et les minutes se dissolvaient, le temps s’arrêtait et c’était le centre de l’univers…[22] […].
(Des) hommes se sont élevés au dessus de leur petites vies et maintenant leur foi les emporte en avant, dans l’unité, vers des horizons nouveaux… Les aspirations ne doivent plus demeurer petites et cachées ; elles ont trouvé leur éveil dans l’accomplissement d’un matin éclatant. Dans cet accomplissement, l’homme marche dans toute la splendeur qui lui vient de Dieu. Sa marche est joie, sa connaissance est liberté et son monde est une sphère sans limites…»[23]
Ceux et celles qui veulent croire croient, et ceux et celles qui ne veulent pas croire ne croient pas.
Chaque être est libre et responsable de son choix, devant le Créateur.
Les êtres naissent croyants.[3]
Des changements interviennent tout au long de l’existence ici-bas.
Les uns, par exemple, gardent cette Croyance, les autres la perdent, et certains, selon des modalités différentes, des cheminements divers et des voies multiples y retournent.
Les témoignages sur ce retour ne manquent pas. Celui de Léopold Weiss en fait partie.
Léopold Weiss est né en 1900 en Europe centrale. Il a passé son enfance en Galicie orientale, à Lwow, territoire à l’époque rattaché à l’Autriche.
De famille aisée matériellement, son grand-père maternel était un banquier fortuné. Son père, avocat avait nourri l’ambition de devenir physicien, alors qu’on espérait le voir opter pour le rabbinat, comme d’autres membres de la famille, dont le grand-père paternel de Léopold Weiss. Celui-ci a bénéficié dans sa formation de cours assez poussés, relatifs au judaïsme et à l’hébreu.
Plus tard, il a choisi de s’appeler Muhammad Asad.[4]
En 1953-54, il a écrit «Le chemin de la Mecque» qui retrace – à travers ses déplacements en Europe et au Moyen-Orient, en Occident et en Orient dans les années vingt – les grandes lignes de son parcours durant ses trente deux premières années qui font partie de l’histoire de son retour[5] à la Croyance. «Le retour d’un cœur dans sa patrie».[6]
«Le passé ? En avais-je un ? J’avais vingt-deux ans…Mais ma génération – la génération née au début du siècle – avait vécu peut-être plus rapidement qu’aucune autre auparavant et pour moi c’était déjà comme si je regardais en arrière une longue étendue de temps. […]. Comment la société devrait-elle être faite pour que les hommes puissent vivre dans la justice et la plénitude ? Comment leurs relations devraient-elles être organisées pour que chacun puisse rompre sa solitude et parvenir à une vraie communion humaine ? Qu’est-ce que le bien ? Qu’est-ce que le mal ? Qu’est-ce que la destinée ? […]. Il y avait eu les cafés littéraires de Vienne et de Berlin, avec leurs interminables controverses sur la «forme», le «style», l’«expression», sur le sens de la liberté politique, sur la rencontre de l’homme et de la femme…
[…]. Elles avaient été bien étranges, ces premières années vingt en Europe centrale. L’atmosphère générale d’insécurité sociale et morale avait donné naissance à une sorte d’attente désespérée qui s’exprimait en expériences hardies dans les domaines de la musique, de la peinture et du théâtre, de même qu’en tâtonnements qui étaient souvent des recherches révolutionnaires dans la morphologie de la culture. Mais cet optimisme forcé s’accompagnait d’un vide spirituel et d’un relativisme vague et cynique né d’un pessimisme croissant concernant l’avenir de l’homme. […]. L’européen moyen, qu’il fut démocrate ou communiste, ouvrier manuel ou intellectuel, semblait ne connaître qu’une seule foi positive : le culte du progrès matériel avec la croyance qu’il ne saurait y avoir d’autre but dans la vie que de rendre celle-ci toujours plus facile, ou pour employer l’expression courante, «indépendante de la nature». […]. Le désir insatiable de pouvoir et de plaisir avait forcément conduit à la division de la société occidentale en groupes hostiles parfois armés jusqu’aux dents et déterminés à se détruire les uns les autres chaque fois que leurs intérêts respectifs entraient en conflit. […].
Au cours des années que j’ai passées au Moyen-Orient[7] […] je fus témoin des constants empiétements des européens sur la vie culturelle des musulmans et sur leur indépendance politique. Et chaque fois que des peuples musulmans ont essayé de se défendre contre ces empiétements, l’opinion publique européenne, prenant des airs d’innocence offensée, a qualifié leur résistance de «xénophobie». […].
Un monde en désarroi et en convulsion, tel était notre Occident. Massacres, destructions, violences sans précédent, conflits idéologiques, luttes acharnées pour imposer de nouveaux genres de vie, tels étaient les signes de ces temps. […]. De tous ces événements effrayants se dégagent cette vérité qu’en se concentrant sur le progrès matériel et technique, l’Occident ne pourrait jamais remédier par lui-même au chaos où il était plongé et le remplacer par un semblant d’ordre. […].
Tant d’opinions fausses sur l’Islam prévalaient en Occident.[8] Ces idées occidentales courantes pouvaient êtres résumées ainsi : Le déclin des musulmans est dû principalement à l’Islam qui, loin d’être une idéologie religieuse comparable au christianisme et au judaïsme, est plutôt un mélange impur de fanatisme d’hommes du désert, de sensualité grossière, de superstition et d’un fatalisme muet empêchant ses adhérents de participer au progrès de l’humanité vers des formes sociales plus élevées ; au lieu de libérer l’esprit humain des chaînes de l’obscurantisme, l’Islam les a plutôt resserrées, en conséquence, plus vite les peuples musulmans seront émancipés des croyances et des règles sociales de l’Islam pour adopter le mode de vie de l’Occident, mieux cela vaudra pour eux-mêmes et pour le reste du monde…
Mes observations personnelles m’avaient maintenant persuadé que l’Occidental moyen se faisait de l’Islam une image extrêmement déformée. Ce que je lisais dans les pages du Coran[9] n’était pas une conception du monde «grossièrement matérialiste», mais au contraire une intense conscience de Dieu s’exprimant dans une acceptation rationnelle de toute la nature créée par Dieu ; c’était une synthèse harmonieuse de l’intellect et des besoins des sens, des impératifs spirituels et des nécessités sociales. Il me devenait évident que la décadence des musulmans n’était due à aucune insuffisance de l’Islam, mais bien plutôt à leur propre incapacité de le vivre pleinement.
En effet ce fut l’Islam qui conduisit les musulmans des premiers âges à d’extraordinaires sommets culturels en dirigeant toutes leurs énergies vers la pensée consciente en tant que seul moyen de comprendre la nature de la création de Dieu et, par là, Sa volonté. Aucune exigence ne leur avait été posée de croire en des dogmes de compréhension intellectuelle difficile ou même impossible […].
Durant toute la période créative de l’histoire musulmane […] la science et l’instruction n’avaient pas de plus grand défenseur que la civilisation musulmane elle-même et aucune partie plus sûre que les pays où dominait l’Islam. […].
Bref, l’Islam donna un développement énorme à des réalisations culturelles constituant l’une des pages les plus glorieuses de l’histoire de l’humanité. Et ce développement, il le donna en disant Oui à l’intellect et Non à l’obscurantisme, Oui à l’action et Non à la passivité, Oui à la vie et Non à l’ascétisme. […].
Ce ne furent pas les musulmans qui ont fait la grandeur de l’Islam ; c’est l’Islam qui a fait la grandeur des musulmans. Mais dès que leur foi devint routine et eut cessé d’être un programme de vie mis consciemment en pratique, l’élan créateur qui étayait leur civilisation déclina, laissant graduellement la place à l’indolence, à la stérilité et à la décadence culturelle. […].
Et plus je progressais dans la connaissance de l’Islam, plus se renouvelait la sensation qu’une vérité qui m’avait toujours été connue, sans que j’en sois conscient, se dévoilait graduellement et se confirmait. […].
Cependant, dans l’arrogance de leur aveuglement, les Occidentaux sont convaincus que c’est leur civilisation qui apportera la lumière et le bonheur au monde… […].
Elsa[10], comme moi, était de plus en plus impressionnée par la cohésion interne entre l’enseignement moral (du Coran) et ses directives pratiques. Dieu ne demandait pas à l’homme une servilité aveugle, mais faisait plutôt appel à son intellect. Il ne se tenait pas séparé de la destinée de l’homme, mais était plus proche de vous que votre veine jugulaire. […]. Je voyais devant moi quelque chose de pareil à une oeuvre architecturale parfaite avec tous ses éléments harmonieusement conçus de manière à se compléter et à se supporter l’un l’autre, sans rien de superflu ni rien de manquant ; c’était un équilibre et une homogénéité donnant le sentiment que tout, dans la perspective et dans les postulats de l’Islam, était à «sa place».
Il y a treize siècles, un homme se leva et dit :
“ Je ne suis qu’un mortel ; mais celui qui a crée l’univers m’a ordonné de vous transmettre Son message. Afin que vous puissiez vivre en harmonie avec le plan de Sa création, Il m’a enjoint de vous rappeler Son existence, Sa toute-puissance et Son omniscience, et de placer devant vous un programme de comportement. Si vous acceptez ce rappel et ce programme, suivez-moi. ” Ce fut l’essence de la mission prophétique de Muhammad.[11] […].
Un jour de septembre 1926, nous voyagions, Elsa et moi, dans le métro de Berlin. Nous étions dans un compartiment de première classe. Mon regard tomba par hasard sur un passager bien habillé vis-à-vis de moi, apparemment un homme d’affaires aisé, avec un beau porte-documents de cuir sur ses genoux et un gros diamant au doigt. Je songeais que la silhouette corpulente de cet homme correspondait bien à l’image de prospérité qui, à cette époque, était courante dans toute l’Europe centrale, prospérité d’autant plus ostensible qu’elle était venue après des années d’inflation durant lesquelles toute la vie économique avait été sens dessus dessous et les apparences de pauvreté s’étaient imposées partout. La plupart des gens étaient maintenant bien vêtus et bien nourris et le monsieur qui me faisait face ne constituait donc pas d’exception. Mais lorsque je regardai son visage, je n’eus pas l’impression de voir un homme heureux. Il paraissait non seulement soucieux, mais profondément malheureux, avec des yeux fixes et vides et les coins de la bouche tirés comme s’il souffrait, mais non d’une douleur physique. Ne voulant pas être impoli, je détachai mes yeux de lui et les portai sur une dame assez élégante occupant la place d’à côté. Elle aussi avait une expression étrangement malheureuse, comme si elle contemplait ou subissait quelque chose qui lui causait de la peine ; pourtant sa bouche était raidi dans le semblant durci d’un sourire qui, sans doute, devait lui être habituel. Alors je me suis mis à regarder tous les autres visages du compartiment, visages appartenant sans exception à des gens bien habillés et bien nourris : sur presque chacun d’entre eux, je pouvais discerner une expression de souffrance cachée, si cachée que la personne à qui appartenait le visage semblait en être consciente.
Cela était assurément étrange. Jamais auparavant je n’avais vu autant de visages malheureux autour de moi. Peut-être n’avais-je jamais auparavant regardé ce qui maintenant s’exprimait si nettement en eux ? En tout cas l’impression était si forte que j’en fis part à Elsa. Elle commença aussi à regarder autour d’elle avec des yeux attentifs de peintre habitué à étudier les traits humains. Puis, surprise, elle se tourna vers moi et dit :
“ Tu as raison. Ils ont tous l’air de souffrir les tourments de l’enfer…Je me demande s’ils savent eux-mêmes ce qui se passe en eux ? ”
Je savais bien que ce n’était pas le cas, sinon ils n’auraient pas continué à gaspiller leur vie comme ils le faisaient, sans foi dans aucune vérité qui les engage, sans but au-delà de leur désir d’accroître leur «niveau de vie», sans autre espoir que d’acquérir plus de possibilités matérielles, plus d’amusements et peut-être plus de pouvoir…
Rentré à la maison, je regardai par hasard mon bureau sur lequel était ouvert un exemplaire du Coran que j’avais lu avant de sortir. Machinalement je pris le livre pour le mettre de côté, mais, au moment où j’allais le fermer, mes yeux tombèrent sur la page ouverte devant moi et je lus :
Vous êtes obsédés par le désir de plus en plus, jusqu’à ce que vous descendiez dans vos tombes.
Non, mais vous en viendrez à savoir !
Non, si seulement vous saviez avec la connaissance certaine, vous verriez assurément dans quel enfer vous êtes.
Au temps venu, certes, vous le verrez avec l’œil de la certitude.
Et ce jour-là on vous demandera ce que vous avez fait du bienfait de la vie.
Je restai muet un instant. Je crois que le livre tremblait dans mes mains. Puis je le tendis à Elsa.
“ Lis cela. N’est-ce pas une réponse à ce que nous avons vu dans le métro ? ”
C’était une réponse, une réponse si décisive que toute hésitation soudain prit fin. Je savais maintenant, sans aucun doute, que je tenais entre mes mains un livre inspiré par Dieu. Car, bien qu’il eût été placé devant l’homme plus de treize siècles auparavant, il prévoyait clairement quelque chose qui n’avait pu se réaliser que dans notre époque compliquée, mécanisée et fantomatique.
De tout temps les hommes ont connu l’avidité ; mais à aucune époque avant celle-ci l’avidité n’avait dépassé le simple désir d’acquérir plus et n’était devenue une obsession qui troublait la vue de tout le reste : exigence irrésistible d’obtenir, de faire, d’inventer toujours plus, aujourd’hui plus qu’hier et demain plus qu’aujourd’hui. C’était un démon monté sur le cou des hommes et fouettant leurs cœurs pour leur faire atteindre des buts qui brillaient au loin en les narguant mais se dissolvaient dans le néant dès qu’ils étaient atteints ; pourtant la promesse de buts nouveaux se maintenait toujours, buts toujours plus brillants et plus tentants aussi longtemps qu’ils apparaissaient à l’horizon, mais réduits à s‘évanouir encore dans le néant dès qu’on parvenait à leur portée ; et cette faim insatiable de buts toujours nouveaux rongeait l’âme de l’homme : Non, si seulement vous saviez, vous verriez dans quel enfer vous êtes…
Cela, je le voyais, n’était pas simple sagesse humaine exprimée par quelqu’un ayant vécu il y a longtemps dans l’Arabie lointaine. Si sage qu’il ait pu être, un tel homme n’aurait pu par lui-même prévoir les tourments si particuliers à notre XXe siècle. Par le Coran s’exprime une voix plus grande[12] que la voix de Muhammad…[13]
Je repartis, […] accompagné d’Elsa […] pour le Moyen-Orient.[14]
Aucun musulman ne saurait nier que la Kaaba[15] avait existé longtemps avant le Prophète Muhammad[16] ; or sa signification réside précisément dans ce fait. Le Prophète[17] ne prétendait pas être le fondateur d’une religion nouvelle. Au contraire : l’abandon de soi-même à Dieu – Islam – a été, selon le Coran, «l’inclination naturelle de l’homme» depuis l’aurore de la conscience humaine. C’était cela qu’Abraham, Moïse, Jésus et tous les autres Prophètes[18] de Dieu avaient enseigné, le message du Coran n’étant que la dernière des Révélations divines. Un musulman ne saurait pas non plus nier que le sanctuaire avait été rempli d’idoles et de fétiches avant que Muhammad[19] les brisât, juste comme Moïse[20] avait brisé le veau d’or au Sinaï. Car, longtemps avant que les idoles fussent introduites dans la Kaaba, le vrai Dieu y avait été adoré et Muhammad[21] ne fit que de rendre le temple à sa destination première.
Les mouvements corporels du pèlerin autour (de la Kaaba) symbolisent l’activité humaine, signifiant que, non seulement nos pensées et sentiments – tout ce que comprend l’expression «vie intérieure» –, mais aussi notre vie extérieure et active, nos actions et efforts pratiques doivent avoir Dieu pour centre. […].
Je marchais et, à mesure que les minutes passaient, tout ce qui avait été petit et amer dans mon cœur me quittait et je devins partie d’un courant circulaire. Était-ce donc la signification de ce que nous faisions : devenir conscient que l’on est partie d’un mouvement sur une orbite ? Était-ce, peut-être la fin de toutes les confusions ? Et les minutes se dissolvaient, le temps s’arrêtait et c’était le centre de l’univers…[22] […].
(Des) hommes se sont élevés au dessus de leur petites vies et maintenant leur foi les emporte en avant, dans l’unité, vers des horizons nouveaux… Les aspirations ne doivent plus demeurer petites et cachées ; elles ont trouvé leur éveil dans l’accomplissement d’un matin éclatant. Dans cet accomplissement, l’homme marche dans toute la splendeur qui lui vient de Dieu. Sa marche est joie, sa connaissance est liberté et son monde est une sphère sans limites…»[23]
[1] Adam, sur lui la bénédiction et la paix.
[2] Sur eux tous la bénédiction et la paix.
[3] Mouslimine, mouslimate (musulmans, musulmanes).
[4] Peut s’écrire Mohammad Açad.
[5] On parle aussi de «conversion».
[6] Ce retour à la Croyance, concerne également son épouse Elsa.
[7] Son premier voyage a eu lieu suite à l’invitation d’un oncle maternel en poste en Palestine, occupée à l’époque par le colonialisme britannique.
[8] De retour en Europe, lors d’un séjour à Berlin, il avait fait la connaissance de la femme qui allait devenir son épouse, Elsa, plus âgée que lui.
[9] Alqoraane : continuation et parachèvement de la Révélation
Le Créateur a chargé Mohammad, le dernier Messager et l’ultime Prophète sur lui la bénédiction et la paix, de continuer et de conclure la Mission confiée aux Messagers et aux Prophètes précédents, sur eux la bénédiction et la paix.
[10] Épousée en 1926.
[11] Sur lui la bénédiction et la paix.
[12] Ainsi, Léopold Weiss a témoigné qu’il n y a de Ilah (Divinité) qu’Allah (Dieu), et que Mohammad est le Messager d’Allah.
Quelques semaines plus tard, Elsa a fait le même témoignage, marquant, comme son époux, le retour à la Croyance.
[13] Sur lui la bénédiction et la paix.
[14] C’était en 1927 et les époux vont accomplir le pèlerinage (alhajj) ensemble.
[15] Alqa’ba, Demeure Sacrée d’Allah (Bayte Allah Alharame), premier édifice sacré sur terre. Point indiquant la direction de la Prière (alqibla).
[16] Sur lui la bénédiction et la paix.
[17] Sur lui la bénédiction et la paix.
[18] Ibrahim (le « r » roulé), Mouça, ‘Iça et tous les autres Prophètes d’Allah, sur eux la bénédiction et la paix.
[19] Sur lui la bénédiction et la paix.
[20] Mouça sur lui la bénédiction et la paix.
[21] Sur lui la bénédiction et la paix.
[22] Quelques jours plus tard, Elsa a quitté l’existence ici-bas. Son corps a été enterré à Makka (la Mecque).
Nous sommes à Allah, et à Lui nous retournons.
[23] Muhammad Asad, Le chemin de la Mecque, Paris, Fayard, 1976, pages 69, 70, 100, 101, 132, 133, 176, 177, 178, 179, 183, 184, 270, 275, 282, 317, 337, 338, 342.